Chapu

Collectioneuse d'instants parfaits (encore!)

Dimanche 2 mai 2010 à 18:11

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Jeudi 28 janvier 2010 à 22:39

Sur des carreaux
Noir et blanc
Sali de farine, de miettes
et d'habitude
Engloutie, la cuisine du quotidien


Tu réchauffes tes sentiments

Mercredi 23 décembre 2009 à 23:38


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 Tactactac tactact

 

 

Le bruit des machines, incessant. L’odeur d’acier fondu, un gout acide et persistant sur les lèvres. Le ronronnement régulier, à peine distrait par les crissements stridents que lance  l’engin derrière moi à intervalle inégal. Un monde en camaïeu de couleurs froides, les gris irisés du métal à peine réveillés par les bleus profond des blouses des hommes qui travaillent. Leurs petits yeux sombres toujours fixés sur le tapis noir déroulant, sont cernés par des joues creuses et poussiéreuses.
Des gestes précis et régulier exécutés sans relâche. Tic Tac

Les machines de leurs grandes bouches ahuries semblent régner en maitre, écrasantes figures surplombant de petites silhouettes éteintes qui s’agitent à leurs pieds.
Le froid tout à coup surprend, revient mordre la chair et fait trembler les dents. Le bâtiment est grand, haut, ses parois frêles ne permettent que d’isoler de la lumière, et la chaleur produite par les machines infernales se dissipe, monte en volute contre les vitres sales. Un frisson parcourt les ouvriers ; pour un instant, ils semblent s’animer. Puis ils reprennent le cours morne de leur activité quotidienne, huit heures par jour, six jours sur sept.
La journée est rythmée par deux sonneries, celle de la pause déjeuner, et celle de la fin de journée. La vie à nouveau prend le pas sur la mort. Le brouhaha des voix enjouées remplace le brouhaha des machines, pour un instant.
La salle vide à présent parait avoir mille ans. Le silence pesant s’installe si confortablement qu’on dirait qu’il a toujours habité les lieux. Regardez les, ces carcasses métalliques décharnées, posées dans cette grande salle au gré d’un hasard fou !
Regardez, leur air vaincu, usé !
Ca et là trainent épars des souvenirs de ce qui semble être un autre temps, un briquet rouillé, un mouchoir usagé, des cheveux bouclés, et même une boucle d’oreille solitaire, jonchant le sol dur et froid.
Tout est calme. Suspendu. Comme apaisé. Seule la respiration du vent, dehors, trouble cette quiétude.
Soudain le temps se fige, se crispe en une angoisse irrépressible ; la sonnerie de reprise retentit.
Le miracle disparait alors comme il était apparu; la rumeur indistincte approche par vague et rebondit sur les murs sales, sur les aspérités des machines, sur les vitres embuées.
Elle se rapproche, une ombre avance, se précise, prend la forme d’une foule compacte et grouillante où se mélange le bleu, le blond, le gris et la sueur.
La voila qui entre dans la salle, toujours compacte, mais nette. On peut distinguer des petits yeux verts qui pétillent une dernière fois, en repensant à un sourire échangé, ici, une main qui tapote gentiment une épaule, là, à gauche, une bouche qui rit, fort, d’un rire tonitruant, au milieu, oui, juste là, presque caché par une grande silhouette, un petit papier plié passe d’une main à une autre, tandis que là, derrière, en retrait, un regard est tourné vers le sol, éteint déjà.
Je sens les machines trembler une dernière fois avant que leurs moteurs ne vrombissent.
Les bavardages et les rires cessent, brusquement, lorsque la foule se disperse en une multitude d’êtres anonymes. Chacun marche, d’un pas régulier et tristement automatique, vers son outil de travail.  
Il semble difficile à présent de les différencier les uns des autres, leurs expressions du visage reflète toujours cet air absorbé ou absent, leurs mains actives, leur corps caché, oublié. La tache aplanit leur différences, leurs particularités, leur beauté. Neutre, impassible.  A peine remarque-t-on une fossette, des beaux yeux mordorés,  le charme discret d’une frimousse, ou les vapeurs capiteuses d’un après rasage masculin.
Un spasme me parcourt, et me sort de ma torpeur contemplative. Je ferais bien de retourner à mon poste, avant qu’on ne remarque mon absence prolongée.

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« Où t’étais ?

-         J’étais sortie prendre l’air, je me sentais pas bien, me répond elle. »

Des mensonges, toujours des mensonges avec elle. Je fais mine d’acquiescer et me replonge dans mes vis et mes boulons. Prendre l’air. N’importe quoi. Avec le froid qu’il fait, elle aurait eu le nez rouge, les larmes qui perleraient au coin de l’œil. Elle était partie se terrer je ne sais où. Je la connais trop bien. Même si,  à vrai dire, ces temps ci, elle m’échappe doucement. Elle est fuyante, lointaine. Une évaporée. C’est son mot ça, « une évaporée ». Elle l’a lu dans les romans pompeux, dans ses Flaubert, Tolstoï et Dostiov-machin-ski. Elle trouve que ça fait poétique, imagé. Comme si l’on pouvait décrire une personne comme l’on décrit l’état d’une matière. Encore que l’on dit bien « être en ébullition ». Enfin je ne sais pas, toujours est-il qu’en ce moment, elle est plutôt en évaporation, voila. Elle part à toute vitesse dès que la sonnerie retentit, pour que je n’aie pas le temps de la rattraper. Elle ne mange plus avec nous le midi, et ne rentre pas avec moi le soir. Et quand elle est la, ce n’est guère mieux, elle  ne parle pas, ne nous regarde pas, elle se contente d’acquiescer vaguement quand quelqu’un sollicite son avis.

Je voudrais bien qu’elle fasse plus attention, je lui ai déjà dit, que ça n’est pas bon d’être toujours dans la lune. Le patron finira par le remarquer, l’autre jour, d’ailleurs, à la cantine, il m’a demandé où elle était, si on était fâchée. J’ai du lui dire qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle avait préféré prendre l’air, mais je sais bien qu’il ne sera pas dupe longtemps. Hier, elle a même oublié son sac dans sa précipitation. Je l’ai pris avec moi pour lui rendre. Son énorme sac en cuir, dont elle ne se sépare jamais. La, poussée par la curiosité, je l’ai ouvert. Je n’aurais pas du, je sais, je n’avais aucun droit de faire cela. Elle me tuerait si elle savait. Mais j’avais ce sac, la, concret, doux sous la main, et elle, déjà loin, partie je ne sais où, qui s’éloigne de moi de jour en jour. C’est idiot, mais je me suis dit que ce sac contenait peut-être les confidences de celle qui restait muette avec moi.
J’ai trouvé au fond de la doublure en satin râpé par les années,  le livre que je lui avais offert pour ses 10 ans. Un bel atlas relié, point d’ancrage de notre rêve : faire le tour de monde, s’échapper,  s’enfuir de ce petit village où nous avons croupi durant notre adolescence. On passait des heures, à se griser sur toutes les possibilités de voyage, à s’écorcher la langue sur des noms de villes aux consonances biscornues, à planifier milles itinéraires, évitant les montagnes, longeant les rivières, toute les deux, juste toutes les deux. Evidemment, tous les enfants rêvent secrètement de devenir des explorateurs, de voir le monde, de vivre des millions de péripéties. C’est commun, cruellement commun, ce désir de dépaysement. Tous ont baignés dans les récits extraordinaires des contes, des romans qui murmurent des promesses d’aventure. Et nous, petites campagnardes hautes comme trois pommes, n’échappions pas à la règle.
Je nous revoie à 10 ans, se dire qu’on partira au petit matin, avec des baluchons sur le dos, nos doudous, sans faire de bruit. Dans la brume du matin qui se lève, dans l’odeur de la terre sous la rosée. Partir à l’aventure, rencontrer la mer et ses pécheurs. J’ai toujours rêvé de voir des pécheurs, leurs bateaux tanguant dans la houle, les hommes cernés d’eau, de demi-obscurité, le vent salé qui bat les visages, et les frétillements argentés des poissons prisonniers.
Elle, elle voulait voir des hommes, des villes, elle imaginait les gratte-ciels étourdissants transperçant le ciel de New-york, de LA, de Londres. Elle voulait de l’agitation, du bouillonnement humain, de jolies femmes enrubannées de satin, sentant le musc et la rose, des hommes pressés, des rues illuminées et chatoyantes. Elle voulait de l’étourdissement. Quitter l’ennui, le déjà-vu perpétuel de notre petit village, les vies tracées sans surprise, sans couleurs, aux odeurs de poussières et  d’humus.
Je nous revoie à 16 ans, éclaboussées de rage, crachant sur la vie rangée des habitants du village, le terme de voyage happé par celui de fuite. La fuite, loin , loin de la monotonie qui tuait chaque habitants à petit feu, tous morts à demi déjà, rongé d’habitudes, sans curiosité aucune.


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Chpam !


          Un grand bruit métallique résonne, une plaque tombe lourdement sur le sol, au pied d’une ouvrière à l’air désolé. Les regards curieux, se retourne avec un haussement d’épaules vers leur travail, et l’incident est oublié aussi vite qu’il était arrivé. Juste une petite maladresse, une étourderie. Un petit instant volé, et tous les yeux comme un seul homme se tournent vers la source du bruit perturbateur. Je pense que ça les soulage, cette rupture dans l’imperturbable cycle. Il faut voir, cette rapidité avec laquelle ils réagissent, tous, comme s’ils étaient toujours à l’affut, toujours en demande de quelque chose un peu hors de l’ordinaire. Je pense que je les hais. Ils sont la, inertes, obéissants. Ils paraissent presque inoffensifs, et même amical, lorsqu’ils sont tous ensemble.
          Et pourtant. Depuis le temps que je les observe, je ne sais que trop bien qu’il ne faut pas être dupe de cette image. Rien que ce regard, cette curiosité malsaine qu’ils développent tous dès qu’un seul de leur collègues commet une imprudence. Ils attendent, aux aguets, l’incident qui rendra leur journée palpitante. Il faut voir comme ils jugent, quand quelqu’un fait quelque chose différemment. Comme ils caquettent, comme des enfants, chuchotant et riant cruellement des mésaventures ou des mœurs d’untel. 

C’est un monde pourri, croupissant, tout en faux semblant. Un temps j’ai joué leur jeu, sans me mêler tout à fait, j’ai supporté, leur hypocrisie.  Je leur pardonnais, c’est vrai qu’il y a peu d’amusement, dans ce monde de rien. Aujourd’hui je n’en peux plus, je suis usé, je rêve de les quitter, de partir, de m’enfuir. Je ne peux pas comprendre leur manque de désir de voyage, je ne comprends pas comment ils peuvent se résoudre à ne jamais voir plus loin que le village d’à coté, à vivre la vie de leur parents, de leurs grands-parents. Je ne peux pas leur pardonner leur couardise. Comment peut-on rester là alors que partout le monde murmure des promesses d’exotique ?

Je vais fuir, loin d’eux, et ils n’en savent rien. Un matin, au réveil, je ne serais plus là. Je souris en imaginant leurs petites bouilles stupéfaites. Ca me redonne du courage, quand je n’ai plus le cœur à l’ouvrage, encore un petit coup de téléphone, et tout sera réglé. Je brûle, je me calcine, même, d’impatience. C’est l’attente d’une vie. Ces dernières heures coincés là me semblent plus longues, maintenant que je sais que milles aventures m’attendent, loin d’ici. Je touche au but.

Je pense à une plage infinie, du sable chaud, le clapotis de la mer. Il parait qu’elle est d’un turquoise qu’aucune pupille ne saurait égaler. Je pense à la chaleur et au soleil qui viendrait dorer doucement ma peau. Je pense à la vie douce et facile, qui s’écoule délicieusement, sans repère, sans heures, sans horaires.

Encore quelques heures à faire semblant, ne rien laisser paraitre.

 

 

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La sonnerie du soir. La fin d’une journée harassante. La nuit déjà recouvre tout le ciel, et le froid se fait plus mordant encore. Je me dirige, lasse, vers la sortie. Elle est encore partie en trombe, elle me fuit. Elle n’a pas remarqué que j’avais fouillé son sac, et gardé son atlas, de toute façon, elle a l’air bien trop absorbé pour remarquer quelque chose. Je me joins à la foule fatiguée qui s’agglutine devant l’usine, allume une cigarette, et mêle ma fumée aux leurs. J’écoute d’une oreille distraite leur complainte, le manque de reconnaissance, le pouvoir d’achat, le patron sourd aux revendications. L’usine, l’usine, l’usine. Ils ne parlent que de ça, et de ce qui s’y rapporte, comme le salaire.
L’usine est le premier employeur du village. Ici, rares sont les personnes qui se demandent ce qu’elles feront plus tard. Bien sur, il y a quelque mères qui pourront vous parler avec émotion de leurs fils parti étudier dans la ville voisine, promus à quelques beaux jobs dans des bureaux neufs, mais ce n’est pas monnaie courante. D’ailleurs, lesdits fils ne reviennent que rarement, à Noel ou à nouvel an, pour exhiber leur belle femme blonde et leurs enfants proprets dans la dernière voiture Peugeot. A quelques détails près, ils mènent une vie semblable : ils travaillent des heures, pour un travail qui ne les passionnent que moyennement, sous l’œil sévère d’un patron qui  ne parle qu’en terme de rentabilité. Ils passent à cote de leur vie, et le ton dédaigneux avec lequel ils demandent comment ça va ici, si rien n’a changé, me fait doucement rire.  

 

« Tu as l’air préoccupée, ma p’tite ! C’est ton mari qui te cause des soucis ? »

Cécile me surprend dans mes pensées. Je lui dis que ce n’est rien, le froid, la fatigue. Elle acquiesce, elle aussi, elle trouve ça plus dur, en ce moment. C’est la nuit, elle, qui l’achève. Le froid encore, on peut s’en accommoder, mais la nuit ! Le noir,  quand elle se lève, le noir encore, quand elle sort. Comme si la nuit la narguait, c’est dur d’avoir envie quand on ne voit pas le jour. Je lui souris, écrase ma cigarette, et lui souhaite une belle soirée.

Je marche, courbée par le froid, et tourne la poignée froide de ma porte d’entrée. Une douce odeur de carottes et d’oignon me parvient. Mon mari est rentré bien avant moi de l’usine, comme à son habitude.
On passe à table, et , après les banalités d’usage échangées, le repas se poursuit sans un mot.
S’il savait mes tourments, il rirait bien de moi. Il monte se coucher à huit heures, et je prétexte un peu lecture pour rester seule au salon. Je m’installe dans le canapé, et je ressors l’atlas de mon sac. C’est doux de penser qu’elle garde ce cadeau la tous les jours avec elle, qu’elle pense à moi, même si elle ne le montre pas. J’ai surement tort de lui en vouloir, elle a peut être juste besoin de se retrouver un peu, rien de plus. Je me sens un peu ridicule d’avoir pu la croire changée à ce point. J’ouvre les pages jaunies, au gout de poussière.  Je souris niaisement devant les illustrations que je connais encore par cœur. Un marque-page que je n’avais pas vu au premier coup d’œil retient mon attention. Je le retire précautionneusement. C’est un billet de train pour Paris. Mon cœur s’arrête de battre un instant. Valable jeudi, à 19h. Je suffoque.
Paris, jeudi, 19h.
Paris, partir, jeudi, 19h, à la sortie de l’usine.
Dans trois petits jours. Trois tous petits jours. Est-pour cela qu’elle me fuit ?
Et si elle voulait vraiment partir, cette fois ? Si elle me laissait, seule ? Mes pensées débloquent. Où pourrait-elle trouver l’argent ? Pourquoi ne m’a –t- elle rien dit ?
Je n’arrive pas à croire qu’elle puisse penser à me laisser tomber de la sorte !
Insoluble, le problème se dresse devant moi comme un mur. Trop haut pour l’escalader à mains nues. Trop large pour en faire le tour. Je reste plantée là et dissèque chaque brique dans l’espoir d’y déceler une fissure.
Comment, pourquoi, depuis combien de temps. Les interrogations se bousculent. Je ne veux pas qu’elle parte. Je ne veux pas qu’elle parte. Je conchie ces rustres, ces abrutis, qui l’ont dégouté de ce petit endroit. Je maudis ce livre s’il la fait s’éloigné de moi. J’abomine ses lectures qui lui ont fait croire que tout était possible !
Comment peut elle croire, maintenant, adulte, que tout est possible ? Et son mari ? Et avec quelles économies ? Pour faire quoi ? La manche sur un trottoir plus beau ?

 Je la déteste, elle, de m’abandonner à mon sort dans ce village mort.


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Je souris niaisement, bien au chaud sous mes draps. Demain, grand jour. En ce moment, à l’usine, des hommes s’activent à emporter les machines, à les sortir de leurs socles, leurs socles rouillés, abimés par les années. Ils s’activent à vider chaque morceau de l’usine, chaque boulon, dans des camions, sans un bruit.
 Demain, grand jour
Demain matin, quand ils arriveront, ils ne trouveront plus que les ruines, un bâtiment vide et froid comme la mort, comme le gel. J’essaie de ne pas trop penser à leur mine défaite, à l’après.
On courrait droit à la faillite, de toute façon, cette vieille entreprise n’était plus compétitive. C’était les bercer d’illusion. Autant tout plaquer tant que je pouvais en tirer quelque chose.Demain matin, je serais déjà loin, en route pour le soleil, pour la belle vie, loin d’ici, loin de cette campagne ignoble, ces plaines pleines d’ennuis, ces habitants moroses. Demain matin, je commence ma nouvelle vie. Je ne serais plus patron acerbe d’une petite usine lugubre, je serais un homme, un homme riche.
Je suis déjà riche, d’ailleurs, mon banquier me l’a confirmé tout à l’heure par téléphone, l’entrepreneur chinois a déjà effectué le virement. Demain, je quitte ce maudit pays.

 

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Un grand frisson me parcourt. Vide. Le néant. Des années de vie anéantie. Des sanglots, des pleurs, le silence. Tous cois,  comme devant la mort elle-même.
Les premiers rayons du soleil pénètrent et éclairent la pièce, qui semble soudain inutilement grande.
Ils quittent la salle, un par un, abasourdis, désorientés.
Je reste plantée la un instant, incapable de comprendre.  Machinalement, je me dirige vers le coin gauche. Des marques de poussière et d’usure délimitent encore la place de la machine, ma machine. En fermant les yeux je la revoie, là, cette grande bête de ferraille, que j’ai vue sans voir, tous les jours depuis dix ans. J’approche ma main, refaire ce geste que j’ai fait tant de fois.
Mes doigts ne touchent que du vide. Dehors des cris, on s’indigne. Je rouvre les yeux, et sors doucement, un peu à contrecœur.
Autour de moi on parle de fuite, le patron parti, délocalisation sauvage, Chine, compte en Suisse, des camions cette nuit, par centaines, ils en parlent déjà à la radio.
Des camions, ils en passent toujours plein, pour emmener les pièces que l’on fabrique toute la journée, que l’on fabriquait, plutôt. Ces camions, hier, c’est nos machines, qu’ils ont embarqués avec eux, qu’ils ont emmenés, lâchement, à l’autre bout du monde.
Les insultes fusent, on s’insurge, il n’a pas le droit, si je le retrouve, ça tape du pied, du poing, on crache par terre, on ne se laissera pas faire, non mais pour qui il nous prend.
Cécile pleure doucement, la nuit, ça sera toujours la nuit maintenant, comment je vais vivre, maintenant, je ne sais rien faire d’autre, moi.
Je vois Zélie qui approche, les yeux rouges. Je ne peux rien dire, rien faire. Je repense à son billet de train, à son comportement ces dernières semaines. Je suis incapable du moindre mouvement. Elle se plante devant moi. Ses petits cheveux blonds volettent, libres et gracieux, autour de son visage livide. Ses yeux bleus se mettent à pleurer, de grosses larmes roulent sur ses joues rougies par le froid, et glissent et s’écrasent sur ses lèvres gercées, meurtries.  Elle me regarde avec un air d’enfant coupable, les sourcils inquiets. Elle parait décousue, désemparée. Sa bouche s’ouvre et se referme sans un mot.

« Excuse moi, pour tout ça, comme…comme j’ai été avec toi, ces derniers jours. Je, je voulais partir, mais je ne sais pas, je ne sais plus. C’est ma machine qui est partie à ma place, c’est elle qui traverse les terres, là, à ma place. C’est elle qui a été arrachée à ce sol, je pensais qu’elle resterait la, toujours là, à sa place. C’est elle qui avait des clous, plantés dans le sol. Tu sais je voulais partir, vraiment, j’avais même un billet, je l’ai perdu, c’est, je sais pas,  c’est peut être un signe. Le signe que ma place est ici, que je ne peux pas partir, pas encore. Peut-être que c’est moi finalement, qui aies des clous invisible qui me maintiennent, là. Je reste, je reste là, avec toi, avec vous. Chez nous. »

 

Lundi 5 octobre 2009 à 22:55

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C'était une petite fille qui aimait les court-metrages et les nouvelles.
Le petit gout d'inachevé, le court-mais-intense, qui laisse un gout amer, parfois doux, toujours âpre.
La sensation de pouvoir s'en libérer.
Qui aimait les petits plaisirs et le petit dejeuner.
Qui voulait le monde à sa mesure.
Avoir le temps de tout.
Deguster à peine.


Jeudi 10 septembre 2009 à 0:49

"Qui peut voir le soleil la nuit ?
Qui peut voir sans étoile ?
Et qui peut quitter son ami
Sans verser de larmes ?
http://chapu.cowblog.fr/images/tangocamisa.jpg
Je peux voir le soleil la nuit
Je peux voir la nuit sans étoile
Mais ne peux quitter mon ami
Sans verser de larmes"

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