Tactactac tactact
Le bruit des machines, incessant. L’odeur d’acier fondu, un gout acide et persistant sur les lèvres. Le ronronnement régulier, à peine distrait par les crissements stridents que lance l’engin derrière moi à intervalle inégal. Un monde en camaïeu de couleurs froides, les gris irisés du métal à peine réveillés par les bleus profond des blouses des hommes qui travaillent. Leurs petits yeux sombres toujours fixés sur le tapis noir déroulant, sont cernés par des joues creuses et poussiéreuses.
Des gestes précis et régulier exécutés sans relâche. Tic Tac
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« Où t’étais ?
Des mensonges, toujours des mensonges avec elle. Je fais mine d’acquiescer et me replonge dans mes vis et mes boulons. Prendre l’air. N’importe quoi. Avec le froid qu’il fait, elle aurait eu le nez rouge, les larmes qui perleraient au coin de l’œil. Elle était partie se terrer je ne sais où. Je la connais trop bien. Même si, à vrai dire, ces temps ci, elle m’échappe doucement. Elle est fuyante, lointaine. Une évaporée. C’est son mot ça, « une évaporée ». Elle l’a lu dans les romans pompeux, dans ses Flaubert, Tolstoï et Dostiov-machin-ski. Elle trouve que ça fait poétique, imagé. Comme si l’on pouvait décrire une personne comme l’on décrit l’état d’une matière. Encore que l’on dit bien « être en ébullition ». Enfin je ne sais pas, toujours est-il qu’en ce moment, elle est plutôt en évaporation, voila. Elle part à toute vitesse dès que la sonnerie retentit, pour que je n’aie pas le temps de la rattraper. Elle ne mange plus avec nous le midi, et ne rentre pas avec moi le soir. Et quand elle est la, ce n’est guère mieux, elle ne parle pas, ne nous regarde pas, elle se contente d’acquiescer vaguement quand quelqu’un sollicite son avis.
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Chpam !
C’est un monde pourri, croupissant, tout en faux semblant. Un temps j’ai joué leur jeu, sans me mêler tout à fait, j’ai supporté, leur hypocrisie. Je leur pardonnais, c’est vrai qu’il y a peu d’amusement, dans ce monde de rien. Aujourd’hui je n’en peux plus, je suis usé, je rêve de les quitter, de partir, de m’enfuir. Je ne peux pas comprendre leur manque de désir de voyage, je ne comprends pas comment ils peuvent se résoudre à ne jamais voir plus loin que le village d’à coté, à vivre la vie de leur parents, de leurs grands-parents. Je ne peux pas leur pardonner leur couardise. Comment peut-on rester là alors que partout le monde murmure des promesses d’exotique ?
Je vais fuir, loin d’eux, et ils n’en savent rien. Un matin, au réveil, je ne serais plus là. Je souris en imaginant leurs petites bouilles stupéfaites. Ca me redonne du courage, quand je n’ai plus le cœur à l’ouvrage, encore un petit coup de téléphone, et tout sera réglé. Je brûle, je me calcine, même, d’impatience. C’est l’attente d’une vie. Ces dernières heures coincés là me semblent plus longues, maintenant que je sais que milles aventures m’attendent, loin d’ici. Je touche au but.
Je pense à une plage infinie, du sable chaud, le clapotis de la mer. Il parait qu’elle est d’un turquoise qu’aucune pupille ne saurait égaler. Je pense à la chaleur et au soleil qui viendrait dorer doucement ma peau. Je pense à la vie douce et facile, qui s’écoule délicieusement, sans repère, sans heures, sans horaires.
Encore quelques heures à faire semblant, ne rien laisser paraitre.
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La sonnerie du soir. La fin d’une journée harassante. La nuit déjà recouvre tout le ciel, et le froid se fait plus mordant encore. Je me dirige, lasse, vers la sortie. Elle est encore partie en trombe, elle me fuit. Elle n’a pas remarqué que j’avais fouillé son sac, et gardé son atlas, de toute façon, elle a l’air bien trop absorbé pour remarquer quelque chose. Je me joins à la foule fatiguée qui s’agglutine devant l’usine, allume une cigarette, et mêle ma fumée aux leurs. J’écoute d’une oreille distraite leur complainte, le manque de reconnaissance, le pouvoir d’achat, le patron sourd aux revendications. L’usine, l’usine, l’usine. Ils ne parlent que de ça, et de ce qui s’y rapporte, comme le salaire.
L’usine est le premier employeur du village. Ici, rares sont les personnes qui se demandent ce qu’elles feront plus tard. Bien sur, il y a quelque mères qui pourront vous parler avec émotion de leurs fils parti étudier dans la ville voisine, promus à quelques beaux jobs dans des bureaux neufs, mais ce n’est pas monnaie courante. D’ailleurs, lesdits fils ne reviennent que rarement, à Noel ou à nouvel an, pour exhiber leur belle femme blonde et leurs enfants proprets dans la dernière voiture Peugeot. A quelques détails près, ils mènent une vie semblable : ils travaillent des heures, pour un travail qui ne les passionnent que moyennement, sous l’œil sévère d’un patron qui ne parle qu’en terme de rentabilité. Ils passent à cote de leur vie, et le ton dédaigneux avec lequel ils demandent comment ça va ici, si rien n’a changé, me fait doucement rire.
« Tu as l’air préoccupée, ma p’tite ! C’est ton mari qui te cause des soucis ? »
Cécile me surprend dans mes pensées. Je lui dis que ce n’est rien, le froid, la fatigue. Elle acquiesce, elle aussi, elle trouve ça plus dur, en ce moment. C’est la nuit, elle, qui l’achève. Le froid encore, on peut s’en accommoder, mais la nuit ! Le noir, quand elle se lève, le noir encore, quand elle sort. Comme si la nuit la narguait, c’est dur d’avoir envie quand on ne voit pas le jour. Je lui souris, écrase ma cigarette, et lui souhaite une belle soirée.
Je marche, courbée par le froid, et tourne la poignée froide de ma porte d’entrée. Une douce odeur de carottes et d’oignon me parvient. Mon mari est rentré bien avant moi de l’usine, comme à son habitude.
On passe à table, et , après les banalités d’usage échangées, le repas se poursuit sans un mot.
S’il savait mes tourments, il rirait bien de moi. Il monte se coucher à huit heures, et je prétexte un peu lecture pour rester seule au salon. Je m’installe dans le canapé, et je ressors l’atlas de mon sac. C’est doux de penser qu’elle garde ce cadeau la tous les jours avec elle, qu’elle pense à moi, même si elle ne le montre pas. J’ai surement tort de lui en vouloir, elle a peut être juste besoin de se retrouver un peu, rien de plus. Je me sens un peu ridicule d’avoir pu la croire changée à ce point. J’ouvre les pages jaunies, au gout de poussière. Je souris niaisement devant les illustrations que je connais encore par cœur. Un marque-page que je n’avais pas vu au premier coup d’œil retient mon attention. Je le retire précautionneusement. C’est un billet de train pour Paris. Mon cœur s’arrête de battre un instant. Valable jeudi, à 19h. Je suffoque.
Paris, jeudi, 19h.
Paris, partir, jeudi, 19h, à la sortie de l’usine.
Dans trois petits jours. Trois tous petits jours. Est-pour cela qu’elle me fuit ?
Et si elle voulait vraiment partir, cette fois ? Si elle me laissait, seule ? Mes pensées débloquent. Où pourrait-elle trouver l’argent ? Pourquoi ne m’a –t- elle rien dit ?
Je n’arrive pas à croire qu’elle puisse penser à me laisser tomber de la sorte !
Insoluble, le problème se dresse devant moi comme un mur. Trop haut pour l’escalader à mains nues. Trop large pour en faire le tour. Je reste plantée là et dissèque chaque brique dans l’espoir d’y déceler une fissure.
Comment, pourquoi, depuis combien de temps. Les interrogations se bousculent. Je ne veux pas qu’elle parte. Je ne veux pas qu’elle parte. Je conchie ces rustres, ces abrutis, qui l’ont dégouté de ce petit endroit. Je maudis ce livre s’il la fait s’éloigné de moi. J’abomine ses lectures qui lui ont fait croire que tout était possible !
Comment peut elle croire, maintenant, adulte, que tout est possible ? Et son mari ? Et avec quelles économies ? Pour faire quoi ? La manche sur un trottoir plus beau ?
Je la déteste, elle, de m’abandonner à mon sort dans ce village mort.
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Je souris niaisement, bien au chaud sous mes draps. Demain, grand jour. En ce moment, à l’usine, des hommes s’activent à emporter les machines, à les sortir de leurs socles, leurs socles rouillés, abimés par les années. Ils s’activent à vider chaque morceau de l’usine, chaque boulon, dans des camions, sans un bruit.
Demain, grand jour
Demain matin, quand ils arriveront, ils ne trouveront plus que les ruines, un bâtiment vide et froid comme la mort, comme le gel. J’essaie de ne pas trop penser à leur mine défaite, à l’après.
On courrait droit à la faillite, de toute façon, cette vieille entreprise n’était plus compétitive. C’était les bercer d’illusion. Autant tout plaquer tant que je pouvais en tirer quelque chose.Demain matin, je serais déjà loin, en route pour le soleil, pour la belle vie, loin d’ici, loin de cette campagne ignoble, ces plaines pleines d’ennuis, ces habitants moroses. Demain matin, je commence ma nouvelle vie. Je ne serais plus patron acerbe d’une petite usine lugubre, je serais un homme, un homme riche.
Je suis déjà riche, d’ailleurs, mon banquier me l’a confirmé tout à l’heure par téléphone, l’entrepreneur chinois a déjà effectué le virement. Demain, je quitte ce maudit pays.
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« Excuse moi, pour tout ça, comme…comme j’ai été avec toi, ces derniers jours. Je, je voulais partir, mais je ne sais pas, je ne sais plus. C’est ma machine qui est partie à ma place, c’est elle qui traverse les terres, là, à ma place. C’est elle qui a été arrachée à ce sol, je pensais qu’elle resterait la, toujours là, à sa place. C’est elle qui avait des clous, plantés dans le sol. Tu sais je voulais partir, vraiment, j’avais même un billet, je l’ai perdu, c’est, je sais pas, c’est peut être un signe. Le signe que ma place est ici, que je ne peux pas partir, pas encore. Peut-être que c’est moi finalement, qui aies des clous invisible qui me maintiennent, là. Je reste, je reste là, avec toi, avec vous. Chez nous. »